samedi 24 novembre 2007

Le 10 août, par la marquise de la Rochejacquelein



Vers minuit, nous commençâmes à entendre marcher dans les rues et frapper doucement aux portes. Nous regardâmes par les fenêtres c'était le bataillon de la section qu'on rassemblait à petit bruit. Nous pensâmes qu'il s'agissait de l'Arsenal.
Entre deux et trois heures du matin, le tocsin commença à sonner dans notre quartier. M. de Lescure, ne pouvant résister à son inquiétude, s'arma et partit avec M. de Marigny pour voir si le peuple ne se portait pas vers les Tuileries. Mon père et M. de Grémion étant arrivés trop récemment, n'avaient point encore de cartes pour entrer au château. Ils furent forcés de demeurer, mais les cartes mêmes ne purent servir.
M. de Lescure et M. de Marigny essayèrent de pénétrer par toutes les issues qu'ils connaissaient fort bien. Des piquets de la garde nationale défendaient l'entrée de chaque porte, et empêchaient les défenseurs du roi de parvenir auprès de lui.M. de Lescure, après avoir tourné autour des Tuileries, après avoir vu massacrer M. Suleau, rentra pour se déguiser en homme du peuple; mais à peine était-il dans l'hôtel, que la canonnade commença. Alors le désespoir s'empara de lui ; il ne se consolait pas de n'avoir pu pénétrer au château.Nous entendîmes d'abord crier "Au secours voilà les Suisses! nous sommes perdus!"
Le bataillon de la section revint sur ses pas, et fut rejoint par trois mille hommes armés de piques toutes neuves qui arrivaient du fond du faubourg. Nous crûmes pendant une minute, que le roi avait le dessus. Bientôt les cris de "vive la nation! vivent les sans-culottes" succédèrent à ceux que nous avions d'abord entendus.
Nous restâmes abattus, entre la vie et la mort.
M. de Marigny avait été séparé de M. de Lescure. Le peuple l'avait enveloppé et entraîné au milieu de la foule qui attaquait le château. Au commencement de l'attaque, une femme fut blessée à côté de lui; il la prit dans ses bras, et l'emportant il échappa au malheur affreux de combattre malgré lui contre le roi qu'il venait défendre. Il fut impossible à d'autres d'éviter cette contrainte.
M. de Montmorin arriva à notre hôtel, après avoir échappé à un grand danger. Il se sauvait, suivi par quatre hommes de la garde nationale qui venaient de se battre, et qui étaient ivres de carnage. Il entra chez un épicier et lui demanda un verre d'eau-de-vie. Les quatre gardes entrent aussi comme des furieux. L'épicier se doute sur-le-champ que M. de Montmorin sort du château ; et, prenant un air de connaissance, il lui dit " Eh bien mon cousin, vous ne vous attendiez pas en arrivant de la campagne, à voir la fin du tyran. Allons buvez à la santé de ces braves camarades et de la nation".
Ce fut ainsi que cet honnête homme le sauva sans le connaître mais ce fut pour bien peu de temps il fut massacré le 2 septembre.
Plusieurs autres personnes vinrent aussi nous demander asile. Nous passâmes la journée dans de cruelles transes. On massacrait les Suisses aux environs et notre hôtel portait pour inscription au-dessus de la porte Hôtel de Diesbach. Beaucoup de passants la remarquaient.
On disait aussi, dans le quartier, que M. de Lescure était chevalier du poignard c'était le nom que le peuple avait donné aux défenseurs secrets du roi.
Heureusement on ignorait l'arrivée de M. de Grémion d'ailleurs nous étions assez aimés dans la rue, parce que nous avions soin de faire prendre toutes les fournitures de la maison dans les boutiques voisines. Nous attendions le soir avec impatience pour fuir de l'hôtel. Chacun se déguisa, et l'on convint d'aller séparément se réfugier rue de l'Université, faubourg Saint-Germain, chez une ancienne femme de chambre.
Mon père et ma mère sortirent ensemble, et arrivèrent sans accident. Je partis avec M. de Lescure. J'exigeai qu'il quittât ses pistolets ; je craignis que cela ne le fit reconnaître pour un chevalier du poignard ; il y consentit par pitié pour mes instantes prières, j'étais alors grosse de sept mois.
Nous suivîmes l'allée de Marigny, et de là nous entrâmes dans les Champs-Élysées.
L'obscurité et le silence y régnaient. Seulement on entendait, dans le lointain des coups de fusil du côté des Tuileries les allées étaient désertes. Tout à coup nous distinguâmes la voix d'une femme qui venait vers nous, en demandant du secours: elle était poursuivie par un homme qui menaçait de la tuer ; elle s'élança vers M. de Lescure, saisit son bras en lui disant " Monsieur, défendez-moi."
Il était fort embarrassé, sans armes et retenu par deux femmes qui s'attachaient à lui, et qui étaient presque évanouies. Il voulut vainement se dégager pour aller à cet homme, qui nous couchait en joue, en disant : " J'ai tué des aristocrates aujourd'hui ce sera cela de plus. " Il était complètement ivre.
M. de Lescure lui demanda ce qu'il voulait à cette femme : " Je lui demande le chemin des Tuileries pour aller tuer des Suisses. "
En effet, il n'avait pas eu d'abord l'intention de lui faire du mal : mais elle s'était troublée, avait pris la fuite sans lui répondre, et il la poursuivait. M. de Lescure, avec son admirable sang-froid, lui dit " Vous avez raison, j'y vais aussi. "
Alors cet homme se mit à causer avec lui ; mais de temps en temps il nous couchait en joue disant qu'il nous soupçonnait d'être des aristocrates, et qu'il voulait au moins tuer cette femme.
M. de Lescure voulait se jeter sur lui mais il ne le pouvait pas, cette femme et moi nous nous cramponnions à ses bras de plus en plus, sans savoir ce que nous faisions. Enfin il persuada à cet homme que nous allions aux Tuileries. Il voulut nous accompagner ; mais M. de Lescure lui dit " J'ai là ma femme qui est près d'accoucher ; c'est une poltronne ; je vais la mener chez sa sœur, et puis je viendrai te rejoindre. "
Ils se donnèrent rendez-vous, et il nous laissa.
Je voulus absolument quitter les allées, et marcher dans le grand chemin qui sépare les Champs- Élysées.
Jamais je n'oublierai le spectacle qui se présenta à mes yeux.
A droite et à gauche étaient les Champs-Élysées, où plus de mille personnes avaient été massacrées pendant le jour. La plus profonde obscurité y régnait. En face on voyait les flammes s'élever au-dessus des Tuileries on entendait la fusillade et les cris de la populace. Derrière nous, les bâtiments de la barrière étaient aussi en feu.
Nous voulûmes entrer dans les allées de la droite, et les traverser pour aller gagner le pont Louis XV. J'entendis du bruit, des gens qui criaient et qui juraient je n'osai passer de ce côté.
La peur me saisit, et j'entraînai M. de Lescure tout à fait à gauche, le long des jardins du faubourg Saint-Honoré. Nous arrivâmes sur la place Louis XV ; nous allions la traverser, lorsque nous vîmes une troupe qui débouchait des Tuileries par le Pont-tournant, en faisant des décharges de mousqueterie.
Nous primes alors la rue Royale, puis la rue Saint-Honoré ; nous traversâmes la foule de tous ces hommes armés de piques, qui poussaient des hurlements féroces. La plupart étaient ivres. J'avais tellement perdu la tête, que je m'en allais criant, sans savoir ce que je disais " Vivent les sans-culottes. Illuminez! cassez les vitres! " et répétant, machinalement, les vociférations que j'entendais.
M. de Lescure ne pouvait me calmer, ni empêcher mes cris.
Enfin nous arrivâmes au Louvre, qui était sombre et solitaire; nous passâmes au Pont-Neuf, et de là sur le quai. Le plus morne silence régnait de ce côté de la Seine, tandis qu'on voyait sur l'autre rive les flammes des Tuileries qui jetaient une sombre lueur sur tous les objets, et qu'on entendait le bruit du canon, la fusillade, les cris de la multitude c'était un contraste frappant. La rivière semblait séparer deux régions différentes. J'étais épuisée de fatigue, et ne pus aller jusqu'au lieu où ma mère était retirée je m'arrêtai dans une petite rue du faubourg Saint- Germain, chez une ancienne femme de charge de M. de Lescure.
J'y trouvai deux de mes braves domestiques. Ils étaient venus cacher mes diamants et des effets précieux qu'ils avaient emportés au péril de leur vie ; car le peuple massacrait tous ceux qui pillaient dans les maisons, ou qui en avaient l'apparence.
Ils m'apprirent que ma mère était sauvée. Je les chargeai d'aller la rassurer sur mon sort ; mais ils ne purent aller l'avertir ; elle passa la nuit dans les angoisses, tandis que mon père courait la ville pour tâcher de découvrir ce que j'étais devenue.
Ils n'apprirent de mes nouvelles que le lendemain matin.
Nous sûmes par deux ou trois femmes qui étaient restées dans l'hôtel Diesbach, que toute la nuit on avait massacré des Suisses dans notre rue. Agathe, ma femme de chambre, avait eu un homme tué à ses côtés pendant qu'elle revenait de porter à un garde-suisse, qui était caché, des habits pour se déguiser.
Le lendemain il y eut encore du carnage.
M. de Lescure, malgré mes prières, voulut aller savoir des nouvelles de ses amis. Il vit égorger deux hommes près de lui. Nous demeurâmes huit jours dans nos asiles mais ma mère et moi, nous venions réciproquement nous voir, déguisées en femmes du peuple.
Un jour je revenais de chez elle, M. Lescure me donnait le bras ; nous passàmes devant un corps de garde un volontaire, assis à la porte, dit à ses camarades " On voit passer des chevaliers du poignard ils sont déguisés ; mais on les reconnaît bien."
Je contins mon émotion en rentrant je tombai sans connaissance.
On nous dit que les administrateurs de la section du Roule étaient assez bons ; cependant nous n'osâmes pas rentrer à l'hôtel Diesbach nous allâmes nous loger à l'hôtel garni de l'Université.
Ce fut là que ma mère, déjà accablée par tant de malheurs apprit, par les cris publics, que madame de Lamballe avait été transférée à la Force.
Elle fut saisie d'une fièvre inflammatoire.

Mémoires de Victoire de Donnissan, marquise de Lescure puis de La Rochejacquelein

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