mardi 25 mars 2008

Germaine de Staël. La journée du 10 août

L'opinion publique se montre toujours, même au milieu des factions qui l'oppriment. Une seule révolution, celle de 1789, a été faite par la puissance de cette opinion ; mais, depuis cette année, presque aucune des crises qui ont eu lieu en France n'a été désirée par la Nation.
Quatre jours avant le 10 août, on voulut porter dans l'assemblée un décret d'accusation contre M. de la Fayette, et quatre cent vingt-quatre voix, sur six cent soixante-dix, l'acquittèrent.
Le vœu de cette majorité n'était certainement pas pour la révolution qui se préparait.
La déchéance du roi fut demandée ; l'Assemblée la rejeta : mais la minorité , qui la voulait, eut recours au peuple pour l'obtenir. Le parti des constitutionnels était néanmoins toujours le plus nombreux; et, si d'une part les nobles n'étaient pas sortis de France, et que, de l'autre, les royalistes qui entouraient le roi se fussent réconciliés franchement avec les amis de la liberté, on aurait pu sauver encore la France et le trône. Ce n'est ni la première, ni la dernière fois que nous avons été, et que nous serons appelés dans le cours de cet ouvrage, à montrer que le bien ne peut s'opérer en France que par la réunion sincère des royalistes de l'ancien régime avec les royalistes constitutionnels.
Germaine de Staël. Considérations sur la révolution française
Mais, dans ce mot de sincère , que d'idées sont renfermées !
Les constitutionnels avaient en vain demandé la permission d'entrer dans le palais du roi pour le défendre. Les invincibles préjugés des courtisans les en avaient écartés. Incapables cependant, malgré le refus qu'on leur faisait subir, de se rallier au parti contraire, ils erraient au tour du château, s'exposant à se faire massacrer pour se consoler de ne pouvoir se battre. De ce nombre étaient MM. de Lally, Narbonne, La Tour-du-Pin Gouvernet, Castellane, Montmorency, et plusieurs autres encore, dont les noms ont reparu dans toutes les circonstances honorables. Avant minuit, le 9 août, les quarante-huit tocsins des sections de Paris commencèrent à se faire entendre, et toute la nuit ce son monotone, lugubre et rapide ne cessa pas un instant.
J'étais à ma fenêtre avec quelques-uns de mes amis, et, de quart d'heure en quart d'heure, la patrouille volontaire des constitutionnels nous envoyait des nouvelles. On nous disait que les faubourgs s'avançaient, ayant à leur tête Santerre le brasseur, et Westermann, militaire, qui depuis s'est battu contre la Vendée.
Personne ne pouvait prévoir ce qui arriverait le lendemain, et nul ne s'attendait alors à vivre au-delà d'un jour.
Il y eut néanmoins quelques moments d'espoir pendant cette nuit effroyable; on se flatta, je ne sais pourquoi, peut-être seulement parce qu'on avait épuisé la crainte.
Tout à coup, à sept heures, le bruit affreux du canon des faubourgs se fît entendre; et, dans la première attaque, les gardes suisses furent vainqueurs.
Le peuple fuyait dans les rues avec autant d'effroi qu'il avait eu de fureur. Il faut le dire, le roi devait alors se mettre à la tète des troupes et combattre ses ennemis. La reine fut de cet avis, et le conseil courageux qu'elle donna dans cette circonstance à son époux l'honore et la recommande à la postérité. Plusieurs bataillons de la garde nationale, entre autres celui des Filles-Saint-Thomas, étaient pleins d'ardeur et de zèle; mais le roi, en quittant les Tuileries , ne pouvait plus compter sur cet enthousiasme qui fait la force des citoyens armés.
Beaucoup de républicains pensent que, si Louis XVI eût triomphé le 10 août, les étrangers seraient arrivés à Paris, et y auraient rétabli l'ancien despotisme, devenu plus odieux encore par le moyen même dont il aurait tenu sa force.
Il est possible que les choses fussent arrivées à cette extrémité ; mais qui les y avait conduites ? L'on peut toujours dans les troubles civils rendre un crime politiquement utile ; mais c'est par les crimes précédents qu'on parvient à créer cette infernale nécessité.
On vint me dire que tous mes amis qui faisaient la garde en dehors du château, avaient été saisis et massacrés. Je sortis à l'instant pour en savoir des nouvelles ; le cocher qui me conduisait fut arrêté sur le pont par des hommes qui, silencieusement, lui faisaient signe qu'on égorgeait de l'autre côté. Après deux heures d'inutiles efforts pour passer, j'appris que tous ceux qui m'intéressaient vivaient encore ; mais que la plupart d'entre eux étaient contraints à se cacher, pour éviter les proscriptions dont ils étaient menacés. Lorsque j'allais les voir le soir à pied dans les maisons obscures où ils avaient pu trouver asile, je rencontrais des hommes armés couchés devant les portes, assoupis par l'ivresse, et ne se réveillant à demi que pour prononcer des jurements exécrables. Plusieurs femmes du peuple étaient aussi dans le même état, et leurs vociférations avaient quelque chose de plus odieux encore. Dès qu'on apercevait une patrouille destinée à maintenir l'ordre, les honnêtes gens fuyaient pour l'éviter ; car, ce qu'on appelait maintenir l'ordre , c'était contribuer au triomphe des assassins, et les préserver de tout obstacle...
L'on ne peut se résoudre à continuer de tels tableaux. Encore le 1o août semblait-il avoir pour but de s'emparer du gouvernement, afin de diriger tous ses moyens contre l'invasion des étrangers; mais les massacres qui eurent lieu vingt-deux jours après le renversement du trône, n'étaient qu'une débauche de forfaits.
On a prétendu que la terreur qu'on éprouvait à Paris, et dans toute la France, avait décidé les François à se réfugier dans les camps. Singulier moyen que la peur pour recruter une armée ! Mais une telle supposition est une offense faite à la Nation. Je tâcherai de montrer dans le chapitre suivant, que c'est malgré le crime, et non par son affreux secours, que les François ont repoussé les étrangers qui voulaient leur imposer la loi. A des criminels succédaient des criminels plus détestables encore.
Les vrais républicains ne restèrent pas un jour les maîtres après le 10 août. Dès que le trône qu'ils attaquaient fut renversé, ils eurent à se défendre eux-mêmes ; ils n'avaient montré que trop de condescendance envers les horribles instruments dont on s'était servi pour établir la république ; mais les jacobins étaient bien sûrs de finir par les épouvanter de leur propre idole, à force de forfaits ; et l'on eût dit que les scélérats les plus intrépides en fait de crimes essayaient la tête de Méduse sur les différons chefs de parti, afin de se débarrasser de tous ceux qui n'en pouvaient supporter l'aspect.
Les détails de ces horribles massacres repoussent l'imagination, et ne fournissent rien à la pensée. Je m'en tiendrai donc à raconter ce que j'ai vu moi-même à cette époque; peut-être est- ce la meilleure manière d'en donner une idée.
Pendant l'intervalle du 1o août au 2 septembre , de nouvelles arrestations avaient lieu à chaque instant. Les prisons étaient combles; toutes les adresses du peuple qui, depuis trois ans, annonçaient d'avance ce que les chefs de parti avaient résolu, demandaient la punition des traîtres; et ce nom s'étendait aux classes comme aux individus, aux talents comme à la fortune, à l'habit comme aux opinions; enfin, à tout ce que les lois protègent, et que l'on voulait anéantir.
Les troupes des Autrichiens et des Prussiens avaient déjà passé la frontière, et l'on répétait de toutes parts que, si les étrangers avançaient, tous les honnêtes gens de Paris seraient massacrés. Plusieurs de mes amis, MM. de Narbonne, Montmorency, Baumets , étaient personnellement menacés, et chacun d'eux se tenait caché dans la maison de quelques bourgeois. Mais il fallait chaque jour changer de demeure, parce que la peur prenait à ceux qui don noient un asile. On ne voulut pas d'abord se servir de ma maison , parce qu'on craignait qu'elle n'attirât l'attention; mais d'un autre côté il me semblait qu'étant celle d'un ambassadeur, et portant sur la porte le nom d'hôtel de Suède, elle pourrait être respectée, quoique M. de Staël fût absent.
Enfin, il n'y eut plus à délibérer, quand on ne trouva plus personne qui osât recevoir les proscrits. Deux d'entre eux vinrent chez moi ; je ne mis dans ma confidence qu'un de mes gens dont j'étais sûre. J'enfermai mes amis dans la chambre la plus reculée, et je passai la nuit dans les appartements qui donnaient sur la rue, redoutant à chaque fois qu'on vint me dire que l'on avait affiché, au coin de ma rue, le signalement et la dénonciation de M. de Narbonne : c'était l'une des personnes cachées chez moi. Je crus que cet homme voulait pénétrer mon secret en m'effrayant; mais il me racontait le fait tout simplement. Peu de temps après, la redoutable visite domiciliaire se fit dans ma maison. M. de Narbonne, étant mis hors la loi, périssait le même jour s'il était découvert; et, quelques précautions que j'eusse prises, je savais bien que, si la recherche était exactement faite, il ne pouvait y échapper.
Il fallait donc, à tout prix, empêcher cette recherche ; je rassemblai mes forces, et j'ai senti, dans cette circonstance, qu'on peut toujours dominer son émotion, quelque violente qu'elle soit, quand on sait qu'elle expose la vie d'un autre.
On avait envoyé, pour s'emparer des proscrits, dans toutes les maisons de Paris, des commissaires de la classe la plus subalterne; et, pendant qu'ils faisaient leurs visites, des postes militaires gardaient les deux extrémités de la rue pour empêcher que personne ne s'échappât.