samedi 24 novembre 2007

Le 10 août, par Jean-Pierre-Joseph d'Arcet

Le 10 août mon père commençait son déménagement du quai des Théatins (quai Voltaire, no 21), car il venait habiter la Monnaie, où il avait à prendre rang d’Inspecteur général des essais. Ce jour-là, je me trouvais chez MM Clément de Sainte-Palaye avec lesquels j’étais élevé, et qui demeuraient hôtel Vendôme, rue d’Enfer.
M. Clément de Sainte-Palaye père, qui était commandant de la garde nationale de sa section, nous avait quitté la veille au soir, et s’était rendu aux Tuileries avec la garde nationale qu’il commandait. Le 10 août vers 11 heures ou midi, entendant le canon gronder du côté des Tuileries nous montâmes sur le toit de l’hôtel Vendôme pour tâcher de voir quelque chose de ce qui se passait ; mais nous ne pûmes voir que beaucoup de fumée et qu’entendre de fortes et longues détonations. Nous passâmes la journée dans la plus grande inquiétude, sans voir revenir M. de Sainte-Palaye et sans avoir de ses nouvelles. Nous nous décidâmes vers les 7 heures du soir à aller le chercher aux Tuileries et nous parvîmes peu à peu avec la foule jusqu’au bas du pavillon de Flore.
Au bas de ce pavillon était un fossé dans lequel je vis des femmes furibondes assommant à coups de pavés un page qui avait été jeté par une croisée. Tout le bas du château était couvert de débris de ce qu’on avait jeté par les fenêtres. Je me souviens particulièrement d’y avoir vu un piano tout cassé, des débris de bouteilles et beaucoup de farine.
Déjà il n’y avait plus de cadavres ni de blessés sur la terrasse du château. La foule y était si considérable que je fus poussé malgré moi et malgré les efforts de mon précepteur contre l’ange d’un piédestal du passage de l’horloge, contre lequel j’aurais eu la tête fendue, si mon précepteur, M. Leblanc, n’entremis son bras entre la pierre et mon front. Nous ne pûmes parvenir ni dans la cour du château ni dans le château même. Nous fûmes obligés de retourner dans le jardin qui était rempli d’une foule immense, joyeuse, surtout très bruyante, armée, en partie, de toutes sortes d’armes et tenant à la main des roseaux pompons qui se vendaient ordinairement en grande quantité à la foire de la Sainte Odile. Nous revînmes à l’hôtel Vendôme, sans avoir pu nous procurer des nouvelles de M. de Sainte-Palaye. Le lendemain nous apprîmes par les ouvriers de M. Acloque, directeur d’un roulage rue d’Enfer, et l’un des chefs de la garde nationale, que Louis XVI avait dit à M. de Sainte-Palaye le 10 août au matin qu’il fallait repousser la force par la force, que M. de Sainte-Palaye s’était évanoui au premier coup de canon, et que son domestique Chabert, ancien militaire, qui l’accompagnait, l’avait chargé sur ses épaules et l’avait emporté comme blessé, en sortant des Tuileries par le Pont-Royal, sans dire où il allait. Quelques démarches que nous pûmes faire, nous n’en sûmes pas davantage. Le 20 août, pendant que nous étions encore en classe, vers 9 heures du soir, nous vîmes arriver M. de Sainte-Palaye qui n’avait pu rester plus longtemps sans voir sa famille. M. de Sainte-Palaye n’avait pas été blessé, se portait très bien ; il était accompagné de Chabert qui avait cru devoir par prudence le tenir caché chez un de ses parents. M. de Sainte-Palaye fut très gai, il joua avec nous tout le reste de la soirée, et nous quitta à 10 heures et demi en nous promettant de venir souvent le soir ; mais nous reçûmes le lendemain une lettre de lui datée de la Conciergerie, il nous annonçait qu’il avait été arrêté la veille en sortant de l’hôtel Vendôme, qu’il avait été conduit à la Conciergerie et son domestique à la Force. Nous ne le revîmes plus. Nous dirons plus bas comment il fut massacré le 2 septembre.

Revenant sur mes pas, je dirai ce qui se passait chez mon père, quai des Théatins, pendant l’assaut des Tuileries. Il y avait de chaque côté de la maison, quai Voltaire, no 21, où nous demeurions, une pièce de canon qui servait à envoyer des boulets dans le Carrousel par-dessus la rivière et à travers les Guichets du Louvre. Le premier boulet ayant été tiré trop bas ébrécha le parapet devant notre maison, et cette pierre ainsi ébréchée resta là longtemps sans être remplacée. Ce furent ces deux pièces de canons qui firent autour du Guichet du Louvre des brèches qu’on y remarqua pendant longtemps.

L’ébranlement que causait le tir de ces deux pièces de canon avait obligé ma famille d’ouvrir toutes les portes et fenêtres de notre appartement, une grande partie des locataires de la maison s’était réunie chez nous. Vers la fin du combat, les pièces de canon qui étaient au bas de la porte tirant toujours, on vit un officier Suisse sans habit traverser le Pont-Royal à travers la fusillade, se diriger vers notre maison, passer entre les deux pièces de canon, entrer sous la porte cochère, prendre à gauche l’escalier, monter au second et se jeter tout éperdu dans notre appartement, en demandant la vie aux dames qui se trouvaient réunies chez nous. Ma sœur Julie, sans perdre la tête, le fit cacher dans une grande armoire à robes, et répondit aux canonniers qui avaient quitté leurs pièces pour le poursuivre, que cet homme n’était pas entré dans l’appartement, qu’il était sans doute monté dans les greniers de la maison ; les canonniers la crurent, montèrent jusqu’au haut de l’escalier, trouvèrent là un long couloir qui les conduisit à l’autre extrémité de la maison, et à un autre escalier pareil au premier, qu’il suivirent et qui les ramena à droite sous la porte cochère en face de celui par lequel ils étaient entrés. Étant alors près de leurs pièces, ils se remirent à envoyer de nouveaux boulets sur le Carrousel, sans plus s’inquiéter de l’officier Suisse, dont ils avaient perdu la trace.

À peine les canonniers étaient-ils sortis de notre salon qu’on s’aperçut de la présence d’un gros barbet blanc qui avait suivi l’officier Suisse, et qu’on fut obligé de cacher avec son maître, en remerciant Dieu de ce qu’il n’avait pas été remarqué par les canonniers, qui s’en seraient servi comme d’une pièce de conviction contre notre famille. Cet officier resta à la maison jusqu’au lendemain, où il nous pria de lui prêter des habits pour se déguiser afin d’aller retrouver sa voiture qui, disait-il, l’attendait en dehors de la barrière. Il ne voulut pas nous dire son nom ni qui il était, mais il voulut nous laisser son chien comme gage de reconnaissance. Mon père, qui était médecin, lui donna un de ses habits complet, et le conduisit jusqu’au haut des Champs-Élysées, le quitta là, et nous n’en entendîmes plus parler.

Souvenirs historiques, par Jean-Pierre-Joseph d’Arcet

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