dimanche 25 novembre 2007

L'attaque des Tuileries, par François Hüe

Le moment de discuter la question de la déchéance du Roi était arrivé.
Pour parvenir à la faire définitivement prononcer, la faction républicaine redoubla d'efforts : elle fit admettre à délibérer dans les sections les citoyens non actifs, c'est-à-dire ceux que la loi avait exclus comme ne possédant rien ; des étrangers mêmes furent reçus et votèrent dans ces assemblées. Parmi les sections, il y en eut trois des plus forcenées, celles des Quinze-Vingts, de Mauconseil, et de la Fontaine de Grenelle, qui déclarèrent ne plus considérer Louis XVI comme Roi des Français, et ne vouloir plus reconnaître ni Assemblée nationale ni municipalité.
« II est temps, dirent-elles, que le peuple se lève tout entier et se gouverne lui-même. »
La section du Théâtre-Français, dite précédemment des Cordeliers, enchérit encore sur ces arrêtés. Jour et nuit, en permanence, présidée par Danton, elle déclara que ses membres étaient inviolables, et qu'elle était en état d'insurrection. Elle arrêta aussi que, si, le 9 au soir à minuit, le Corps législatif n'avait pas prononcé la déchéance, on battrait la générale, on sonnerait le tocsin, on se porterait en armes à l'Assemblée et au château ; que cet arrêté serait communiqué sur-le-champ aux quarante-sept autres sections de la capitale, ainsi qu'aux fédérés, avec invitation d'y adhérer et de s'y conformer.
Dans l'état d'anarchie auquel Paris était livré, le Corps législatif manda à sa barre Rœderer, procureur général du département de Paris, pour qu'il rendit compte de la situation actuelle de la capitale. Il vint, et fit un rapport sur les insultes faites la veille à plusieurs membres du Corps législatif ; sur les alarmes et la terreur universellement répandues ; enfin sur le projet arrêté, dans plusieurs sections, de prendre les armes à minuit, de rassembler, au son du tocsin, tous les habitants des faubourgs et de la cité, et de marcher droit au château.
Le procureur général du département joignit à son rapport une lettre du ministre de la justice, qui annonçait que, le même soir, ou dans la nuit, neuf cents hommes armés devaient entrer dans Paris ; que la municipalité avait donné l'ordre de les recevoir ; que, peu de jours auparavant, cinq mille cartouches à balle avaient été, sans nulle information ni précaution préalables, et sans réquisition d'aucun des commandants de la garde nationale de Paris, délivrées à des hommes qui s'étaient dits fédérés.
Le rapport faisait mention d'une réponse du maire à la lettre que le département lui avait écrite pour l'informer de ce qui se passait, et l'avertir de prendre les plus promptes mesures.
« Je ne suis pas surpris, écrivait Pétion, des rapports que peut avoir reçus le département, la question soumise à la discussion de l'Assemblée étant d'un trop grand intérêt pour ne pas occasionner quelque agitation. »
Dans un endroit de sa lettre, le maire feignait d'ignorer l'arrivée de nouvelles troupes ; cependant, plus bas, il avait la maladresse de dire que les commissaires ordonnateurs ne croyaient pas devoir laisser sans logement ces nouveaux fédérés. Il assurait avoir ordonné au commandant général de la garde nationale de renforcer les postes du château, d'établir des corps de réserve, et, en cas de mouvement, de faire aussitôt battre le rappel.
La lettre du maire finissait par ces mots : « La tranquillité publique sera-t-elle maintenue ? je l'ignore. Il n'est personne, je crois, dans les circonstances actuelles, qui puisse raisonnablement en répondre ; il n'est point de mesures dont on puisse garantir l'efficacité. »
Quelques instants après, Pétion vint lui-même rendre compte à l'Assemblée de l'état de Paris. Il insista beaucoup sur la nécessité de n'employer, dans les circonstances présentes, que les moyens de persuasion et de douceur.
« C'étaient, dit-il, les seuls qui pussent agir sur le peuple ; toute autre voie n'aurait que des dangers. Dans les corps délibérants des sections, dans les corps armés de la garde nationale, je vois les mêmes hommes. Les faire combattre les uns contre les autres, quand ils se trouvent divisés d'opinions, serait opposer la force publique à la force publique, et servir les projets de contre-révolution. »
Le Corps législatif n'était que trop disposé à suivre ces conseils. Malgré les renseignements qu'il avait reçus, il ne donna aucun ordre, ne prit aucune mesure de précaution, et parut mettre beaucoup plus d'intérêt à favoriser les progrès de l'insurrection qu'à en arrêter le cours.

M. Mandat commandait en ce moment la garde nationale de Paris. Depuis la formation de ce corps en six légions, chacune avait son chef particulier, qui faisait, à tour de rôle, les fonctions de commandant général (1).
M. Mandat se flattait de pouvoir, en cas d'attaque, défendre avec succès la demeure du Roi : il s'était fait autoriser par le maire à doubler d'avance tous les postes intérieurs et extérieurs.
De cette autorisation , dont le maire est convenu dans sa lettre au procureur général du département, il résultait que les préparatifs de défense avaient été ordonnés par les autorités constituées elles-mêmes, et qu'ils n'étaient point de la part du Roi un projet prémédité d'agression.
Si, dans le cours de l'instruction de son procès, le Roi ne voulut pas que ses défenseurs produisissent l'ordre original, signé de la main du maire, ce fut par un motif de prudence, et surtout de délicatesse. Le dépositaire de cet écrit* avait prié M. de Sèze de le proposer au Roi.
« Témoignez de ma part, » dit Sa Majesté, combien je suis sensible au procédé de la personne chargée de ce dépôt. Je ne peux faire usage de la pièce qu'elle me fait offrir; je compromettrais ses jours. »
D'après l'ordre du maire, M. Mandat fit ses dispositions de défense. Dès onze heures du soir, il rangea en bataille, sur la place du Louvre, six escadrons de gendarmerie ; mais cette troupe ne partageait pas le dévouement de ses chefs à la cause royale .

(1) A cette époque, les six chefs de légion étaient MM. Mandat, de Ro- mainvillierà, de la Chenaye, le Fèvre d'Ormesson, de Bellair et Acloque. Ce dernier, brasseur de bière au faubourg Saint-Marceau, s'est montré, dans toutes les occasions, loyal et brave serviteur du Roi.

Dans les cours du châleau et dans le jardin furent distribués plusieurs bataillons de gardes nationales ; on y joignit des escadrons de gendarmerie, ainsi qu'une partie du régiment des Gardes suisses, corps d'une bravoure et d'une fidélité à toute épreuve.
Près le pont Royal, et sur d'autres points en avant, M. Mandat avait également fait des dispositions propres à rassurer. Dans ces circonstances critiques, arrivaient à tout moment des émissaires que le Roi ou les ministres avaient chargés d'aller dans les faubourgs prendre des informations auprès de quelques chefs affidés de la garde nationale, et d'observer les mouvements des Marseillais.
Un des rapports qui parvinrent au château fixa l'attention : c'était celui d'un gentilhomme ordinaire du Roi (M. d'Aubier), qui annonça que les rassemblements étaient au plus de trois ou quatre mille hommes ; que si, comme on s'en flattait, le département et la municipalité avaient dix mille citoyens honnêtes à leurs ordres, ils pouvaient faire attaquer et disperser aisément les Marseillais, avant que ceux-ci s'emparassent de l'arsenal ; que les faubourgs, encore irrésolus, se décideraient à coup sûr pour le parti victorieux ; mais que, si l'arsenal était forcé, le peuple se joindrait aux Marseillais.
Le Roi prévit alors que, s'il prenait sur lui seul d'approuver la mesure qu'on lui proposait, il fournirait aux députés factieux le prétexte de l'accuser d'avoir été l'agresseur, et de faire de cette inculpation le motif d'un décret de déchéance : Sa Majesté se contenta donc d'ordonner à M. d'Aubier de répéter, en présence du Président du Parlement, du Maire et d'un officier municipal, ce qu'il venait de dire devant elle.
Ceux-ci s'éloignèrent, sous prétexte de délibérer sur l'avis qui leur était donné : ils reparurent bientôt après, en disant que les gardes nationaux se refusaient à toute attaque, objectant que la constitution ne permettait que la défensive, et jamais l'attaque.
Il faut toujours en excepter le bataillon des Filles-Saint-Thomas. Le commandant en second, Boscary Villeplaine, s'est présenté plusieurs fois à Sa Majesté dans la nuit du 10 août, et l'a suppliée de se décider à l'offensive. M. de Boissieu, brave militaire, colonel du régiment d'Austrasie, a fait en sa présence les mêmes instances. (Ce sont les grenadiers du bataillon qui ont gardé de force le maire Pétion au château toute la nuit, et qui ne l'ont relâché que d'après les ordres réitérés du Roi.)
C'était M. Tassin de l'Étang qui commandait en premier.

Le maire s'était rendu le soir au château ; mais, quoique sa voiture, arrêtée dans l'une des cours, indiquât sa présence, on ne parvint qu'au bout de deux heures à le découvrir. Dans cet intervalle, il avait examiné l'intérieur et l'extérieur du palais ; il avait cherché à connaître les points d'attaque et les moyens de défense. Se mêlant ensuite aux groupes de la garde nationale, il en avait sondé les dispositions, et avait fomenté dans cette troupe l'esprit d'insurrection et de défiance ; en un mot, il avait préparé les moyens de frapper plus sûrement ses victimes.
Le retenir au château, et en obtenir l'ordre de repousser la force par la force, était un sûr moyen de déjouer ses complots et de le faire concourir malgré lui à la défense de la famille royale. Quelques officiers de l'état-major de la garde nationale se déterminèrent à prendre ce parti ; et ce fut seulement lorsque, enfermé par leurs ordres dans l'un des corps de garde, Pétion vit qu'il allait lui-même partager les périls d'une invasion à main armée, qu'après une longue résistance il céda aux représentations réitérées de M. Mandat, et remit à ce commandant général l'ordre qu'on voulait qu'il délivrât (1).
(1) M. d'Aubier était présent quand le maire remit à M. Mandat l'ordre de tirer sur le peuple si l'on venait attaquer le château. M. d'Aubier, sorti de France après le 10 août, apprit que le maire et d'autres personnes attribuaient cet ordre au Roi. Il requit le général Dumouriez et M. de Thainville, chargé des affaires de France à la Haye, de le recevoir prisonnier et de le Taire conduire à la barre de la Convention nationale, pour y déclarer le fait dont il avait été le témoin. M. d'Aubier dut à cette démarche la faveur du roi de Prusse, qui, le 15 mars 1793, lui envoya la clef de chambellan.

Observé de manière à ne pouvoir s'échapper, Pétion descendit du château dans le jardin, où sur-le-champ il fut entouré par des grenadiers nationaux.
Assis sur les marches de l'escalier de la terrasse, il causa longtemps avec un officier municipal dont il s'était fait accompagner, et feignit de ne pas voir qu'on le retenait forcément, dans la vue d'obtenir de lui les ordres que les circonstances rendaient nécessaires, et de les faire exécuter sous sa responsabilité. Ses affidés se hâtèrent d'informer l'Assemblée nationale de ce qui se passait au château, et l'invitèrent à tirer le maire de son embarrassante position.
Aussitôt un arrêté lui enjoignit de venir à l'instant même rendre compte à l'Assemblée de l'état de la capitale. Cet arrêté n'ayant point eu son exécution, un nouvel ordre manda Pétion à la barre : il s'y rendit.
Le tableau qu'il lit de la situation de la capitale ne présentait, suivant lui, aucun danger réel : à l'entendre, l'insurrection n'était que l'effet naturel du mécontentement de la multitude. Un des officiers municipaux dénonça à l'Assemblée la tentative que l'on avait faite au château pour y retenir le maire. Interpellé sur cet objet, Pétion évita de s'expliquer, et, saluant l'Assemblée, qui le couvrit d'applaudissements, il sortit par le passage des Feuillants, d'où le peuple le reconduisit à l'Hôtel de ville.
Après y avoir rendu compte des dangers qu'il prétendait avoir courus, il se retira à la mairie ; et lorsque, peu d'heures après, on vint l'instruire que les factieux s'étaient substitués au Conseil général de la Commune, on le trouva dormant d'un profond sommeil .

L'ordre écrit donné par Pétion à M. Mandat inquiétait les factieux : le procureur général de la Commune fit, à cette occasion, une violente sortie contre le maire. Pour ressaisir cette pièce importante, la mort du commandant fut résolue.
Je suis loin de vouloir inculper ici l'universalité des habitants de Paris : l'adresse connue sous le nom des vingt mille, sur les attentats du 20 juin ; celle dite des dix mille, qui avait improuvé le projet suggéré par le ministre de la guerre (M. Servan) pour la formation d'un camp sous les murs de Paris ; une autre adresse tendant à prévenir la journée du 10 août, par laquelle le conseil général de la commune donnait un démenti formel à Pétion sur celle qu'il présentait au nom, disait-il, de la municipalité et du peuple de Paris ; ces adresses offrent la preuve qu'un grand nombre de bons citoyens ne partageaient pas le délire auquel se livraient les factieux.
On enjoignit à M. Mandat de se rendre sans délai à l'hôtel de ville. Les ministres, à qui il communiqua cette réquisition, furent d'avis que, dans ce moment de crise, sa présence auprès du Roi était trop nécessaire pour qu'il s'éloignât. Ce commandant n'ayant donc pas obtempéré à la première injonction, une seconde suivit aussitôt. Alors Rœderer et deux officiers municipaux lui représentèrent qu'il devait déférer au pouvoir civil : M. Mandat se laissa persuader, et partit avec un seul aide de camp. Arrivé à la salle de la commune, il trouva le conseil municipal entièrement renouvelé. Interrogé d'un ton sévère, accusé d'avoir le projet de faire couper la colonne du peuple, le commandant s'embarrassa, et ne se défendit point : le conseil municipal ordonna qu'il fût conduit à la prison de l'Abbaye Saint-Germain.
Cet ordre fut le signal de son massacre : à peine hors de la salle, un coup de pistolet le renversa. Il expira percé de mille coups; son corps fut, dit-on, précipité dans la Seine. Ainsi périt M. Mandat. Officier au régiment des gardes françaises, il avait joui dans ce corps de la réputation d'un homme d'honneur et de probité. Les avantages qu'il crut trouver dans la nouvelle constitution l'en rendirent le partisan ; mais, toujours attaché à la personne du Roi, il fut constamment prêt à se dévouer pour elle.
Peut-être avec plus d'énergie dans le caractère, se fût-il soustrait à la mort, et aurait-il changé le sort de cette journée désastreuse.

Aussitôt après la mort de cet officier, Santerre fut nommé.
Instruit de ce qui se passait, le Corps législatif ne s'était occupé d'aucune mesure répressive. Au château, tout semblait préparé pour la défense. Après le souper du Roi, la famille royale se relira avec la princesse de Lamballe dans la pièce appelée le cabinet du conseil : les ministres et quelques personnes de la cour s'y rassemblèrent pour y passer la nuit.
La Reine, plus occupée du Roi et de ses enfants que de ses dangers personnels, allait et venait continuellement, donnant ses soins tour à tour au Roi, à Monsieur le Dauphin et à Madame Royale. Chaque heure, chaque instant, apportait des nouvelles sinistres. Réunis dans le cabinet du conseil, les principaux officiers de la cour, le procureur général du du parlement (Rœderer), et deux officiers municipaux de la véritable commune de Paris (Borie et le Roux), se concertaient avec les ministres sur les moyens de mettre en sûreté les jours du Roi et de la famille royale.

L'heure fatale prescrite par les sections factieuses était passée, et le décret de la déchéance du Roi n'avait pas été rendu. A minuit, le tocsin se fit entendre aux Cordeliers : en peu d'instants, il sonna dans tout Paris. On battit la générale dans les quartiers ; le bruit du canon se mêlait par intervalles à celui des tambours. Les séditieux se rassemblèrent dans les sections ; les troupes de brigands accouraient de tous côtés.
Des assassins, armés de poignards, n'attendaient que le moment de pénétrer dans la pièce qui renfermait la famille royale, et de l'exterminer.
Les colonnes factieuses s'ébranlèrent, et se mirent en marche sans rencontrer d'obstacle : un officier municipal avait anéanti, de sa propre autorité, la plupart des dispositions de défense.
Le pont Neuf, dégarni de troupes et de canons, laissait aux séditieux toute la facilité de marcher sur le château. Des pelotons de troupes distribués dans le jardin, dans les cours et dans l'intérieur du palais, étaient alors la seule ressource ; encore n'avaient-ils, pour diriger leurs mouvements, aucun chef expérimenté. Les officiers qui les commandaient tirés de la bourgeoisie de Paris, et presque tous de professions étrangères au métier des armes, n'avaient point cette connaissance de la tactique, ni cette résolution que demandaient les conjonctures.
Rentré dans sa chambre à coucher, le Roi profila pour se recueillir des moments de calme qui lui restaient encore. En paix avec lui-même, il semblait ne rien craindre de la rage des révoltés : mais il était des précautions que le Roi devait à sa dignité.
Il envoya un de ses ministres inviter, de sa part, le Corps législatif à députer près de lui quelques-uns de ses membres, afin d'aviser de concert aux mesures à prendre et si le Roi serait invité à se retirer, avec sa famille, au sein de l'Assemblée nationale.
« La constitution » dit un député, laisse au Roi la faculté de venir, » quand il le veut, au milieu des représentants du peuple. »
D'après l'observation de ce député, l'Assemblée passa froidement à l'ordre du jour. Cette délibération fut la seule réponse que rapporta le ministre. C'est ainsi que, dirigée par la lâcheté ou la perfidie, cette Assemblée, dont le devoir était de voler au secours du Roi, de le couvrir de l'égide de la constitution, et de déployer, s'il en était besoin, tout l'appareil de la force, abandonna le monarque au danger qui le menaçait.

Entre quatre et cinq heures du matin, la Reine et Madame Elisabeth étaient dans le cabinet du conseil. L'un des chefs de légion entra .
« Voilà, dit-il aux » deux princesses, voilà votre dernier jour; le peuple est le plus fort : quel carnage il y aura !
— « Monsieur, répondit la Reine, sauvez le Roi, sauvez mes enfants. »
En même temps, cette mère éplorée courut à la chambre de Monsieur le Dauphin : je la suivis. Le jeune prince s'éveilla ; ses regards et ses caresses mêlèrent quelque douceur aux sentiments douloureux de l'amour maternel.
« Maman, dit Monsieur le Dauphin en baisant les mains de la Reine, pourquoi feraient-ils du mal à Papa? Il est si bon ! »

A six heures, le Roi parut sur le balcon de l'une des premières salles, et jeta un regard sur les cours.
Une acclamation universelle l'invitait à y descendre; des serviteurs aussi intrépides que fidèles accompagnèrent le Roi, et formèrent une chaîne autour de lui (1).

(1) Dans l'escorte du Roi on distinguait le marquis de Eriges, le baron de Vionu'nil, le vicomte de Saint-Priest, MM. de Maillardo/ et de Bachiuann, officiers suisses, M. de Boissieu, etc.

Aussitôt que Sa Majesté parut, on battit aux champs.
Les cris de Vive le Roi s'élevèrent et se prolongèrent sous les voûtes du palais, dans les corridors, dans les cours et dans le jardin. Quelque espérance restait encore ; mais, lorsque, ayant traversé une partie de la cour principale, le Roi se trouva vis-à-vis de la grande porte du Carrousel, des forcenés l'aperçurent, et crièrent, avec l'accent de la fureur : Vive Pétion ! A bas le Roi! Vive la nation !
Le Roi passa dans le jardin : là se firent entendre de semblables cris et de pareilles menaces. Frappé de ces derniers mots, Vive la nation! le Roi répondit avec dignité : « Et moi aussi je dis : Vive la nation ! Son bonheur a toujours été le premier de mes vœux. »
Les troupes destinées à défendre le château étaient sous les armes. Le Roi les passa en revue ; il entra dans les rangs : son maintien décelait le chagrin qui l'oppressait ; mais l'air de bonté dont son visage portait habituellement l'empreinte n'en était point altéré.
« Eh bien, disait-il, on assure qu'ils viennent. Que veulent-ils ? Je ne me séparerai pas des bons citoyens : ma cause est la leur. »

De toutes parts, sur le Carrousel, à la place Louis-Quinze, sur le quai des Tuileries, les cris menaçants redoublaient, et le tumulte augmentait. Les assaillants débouchèrent en plusieurs colonnes, traînant avec eux des canons et des munitions de guerre. La place du Carrousel se remplit de peuple. Le cri général était : Déchéance ! Déchéance ! Les canons furent pointés sur les portes extérieures du château. A cet instant, le procureur général du département, qui avait suivi le Roi avec deux officiers municipaux, crut devoir haranguer les troupes placées dans l'intérieur des cours.
Après avoir fait lecture de la loi, il poursuivit en ces termes : « A Dieu ne plaise » que nous vous demandions de tremper vos mains dans le sang de vos frères ! Ces canons sont là pour vous défendre, et non pour attaquer : mais, au nom de la loi, je requiers cette défense ; je la requiers pour votre conservation propre, je la requiers pour la sûreté de cette maison devant laquelle vous êtes postés. Si l'on entreprend de vous forcer dans votre poste, la loi vous autorise à vous y maintenir par la force : mais, je le répèle, votre rôle n'est point d'être assaillants ; vous n'en avez point d'autre que la défensive.»
Une partie peu nombreuse de la garde nationale parut seule disposée à répondre aux réquisitions de Rœderer. Les canonniers, invités à promettre, en cas d'agression, une forte résistance, ôtèrent, pour toute réponse, la charge de leurs canons. Il n'était donc que trop facile de prévoir quelle serait l'issue de cette journée. Si tout le Corps législatif ne trempait pas dans la conspiration, du moins ne voulait-il rien faire pour l'arrêter.
Quelle que fût la faction victorieuse, celle des Orléanistes, ou celle des républicains, il savait que les dangers étaient à peu près égaux pour lui.
D'un autre côté, il croyait voir dans le triomphe du Roi la constitution renversée, et tout le fruit de la révolution perdu sans retour .

A peine remonté dans ses appartements, le Roi fut informé de la mort de M. Mandat.
Néanmoins il se montra un instant aux grenadiers, rangés eu haie dans la galerie intérieure, appelée Galerie de Carroche, Ses regards attristés semblaient leur dire : « Recevez les adieux de votre Roi. »
Les cœurs de ces braves gens furent émus; des larmes roulèrent dans leurs yeux. Par un mouvement spontané , plus éloquent que la parole, les grenadiers chargèrent leurs armes en présence de Sa Majesté ; mais le Roi ne se dissimulait pas que le sacrifice auquel ces dignes Français étaient résignés ne pouvait sauver ses jours.
La mort de M. Mandat ayant enlevé à la garde nationale son chef, le Roi en conféra le commandement à plusieurs officiers généraux qui entouraient Sa Majesté.
Aussitôt ils firent les dispositions de défense : eux-mêmes, se mêlant avec les grenadiers. C'étaient le maréchal de Mailly, vieillard plus qu'octogénaire ; le comte de Puységur et le baron de Vioménil, lieutenants généraux ; le marquis de Clermont-Gallerande, le comte d'Hervilly et le baron de Pont-l'Abbé, maréchaux de camp. L'un de ces deux derniers avait commandé la cavalerie, l'autre l'infanterie de la garde constitutionnelle du Roi. Le commandement de la défense du château fut donné au maréchal de Mailly et au comte de Puységur ; le baron de Vioménil et M. d'Hervilly furent chargés de former en escouades de trente à quarante hommes chacune les nombreux gentilshommes qui s'étaient rassemblés dans la galerie de Diane.
A la tête de chacune d'elles on plaça un officier général.
Cette garde, se placèrent les uns devant l'appartement du Roi, les autres devant celui de la Reine. Ces dispositions achevées, le Roi se montra de nouveau à ces braves défenseurs.

En ce moment, la Reine, qui s'était avancée jusqu'à la porte de la chambre du conseil, apercevant les grenadiers et les genlilshommes réunis, leur dit, avec autant de sensibilité que de noblesse :
« Messieurs, nous avons tous le même intérêt; de notre existence dépend aujourd'hui ce que vous avez de plus cher, la conservation de vos femmes, de vos enfants, de vos propriétés.
Ces généreux serviteurs, ajouta-t-elle en montrant de l'œil aux grenadiers les gentilshommes, partageront vos dangers, combattront avec vous et pour vous jusqu'à la dernière extrémité. » Cette réunion des gentilshommes et des grenadiers de la garde nationale donna des craintes aux conspirateurs, qui obligèrent un des chefs de légion de monter au château, pour représenter à la Reine que la garde nationale, inquiète de ce rassemblement armé dans l'intérieur du palais, demandait qu'on l'éloignât.
Le maréchal de Mailly et le baron de Vioménil étaient alors auprès de Sa Majesté.
« Ceux que vous voyez ici, répondirent-ils, ne réclament point l'honneur de commander : obéir et partager les périls de la garde nationale est leur seule ambition. Placés aux postes où il y aura le plus de risques à courir, partout ils feront voir comme le Français sait combattre et mourir pour son Roi. »

Dès sept heures du matin, le peuple s'était at troupé sur la place Vendôme et dans la cour des Feuillants. Pour calmer son effervescence, un officier municipal harangua la multitude, et l'engagea à se retirer. Cet acte de dévouement exposa l'officier municipal au plus grand danger ; la multitude l'insulta, et lui cria de descendre du tréteau sur lequel il était monté.
Théroigne de Méricourt le remplaça (1).
Cette fille, vêtue en amazone, portait l'uniforme national : un sabre pendait à sa ceinture. Ses yeux, ses gestes, ses paroles, tout en elle exprimait la fureur.

(1) Théroigne de Méricourt, née dans un village des Ardennes, âgée alors d'environ trente ans, était une des nombreuses prostituées que nourrissait la capitale. Dans les premiers mois de la révolution ,elle tint chez elle un club, où chaque jour se rendaient liarnave, Pélion et plusieurs autres députés. Mais bientôt le désir de propager la nouvelle doctrine la conduisit en Allemagne. Arrêtée dans le cours de sa mission, elle fut enfermée dans la forteresse de Kufstem, dans le Tyrol. L'empereur Léopold II lui rendit la liberté. Elle revint à Paris prêcher avec un nouvel acharnement la révolte et le carnage. »

Entre sept et huit heures, un officier municipal entra dans le cabinet du conseil, où la famille royale était réunie. « Que veulent les séditieux? » lui dit avec vivacité un des ministres.
— « La déchéance », répondit le municipal.
— « Que l'Assemblée prononce » donc, » répliqua le ministre.
— « Mais, demanda » la Reine, que deviendra le Roi? »
L'officier municipal garda un morne silence et se retira.

Alors parut à la tête du directoire du département le procureur général, revêtu de son écharpe.
« Tout est perdu, » me dit, les larmes aux yeux, un des membres de cette députation. Le Roi s'était retiré dans sa chambre à coucher : sa famille l'entourait.
Rœderer ayant demandé à parler au Roi, je l'introduisis.
« Le danger, dit-il à Sa Majesté, est au-dessus de toute expression ; la défense est impossible. Dans la garde nationale, il n'est qu'un petit nombre sur qui l'on puisse compter : le reste, intimidé ou corrompu, se réunira, dès le premier choc, aux assaillants. Réfugiez-vous, Sire, réfugiez-vous promptement au sein du Corps législatif. Les jours de Votre Majesté, ceux de la famille royale, ne peuvent être en sûreté qu'au milieu des représentants du peuple. Sortez de ce palais; il n'y a pas un instant à perdre. »
Le Roi différait de prononcer ; la Reine témoignait la plus grande répugnance à se rendre auprès de l'Assemblée nationale. Quelques instants auparavant, Sa Majesté avait dit à deux gentilshommes qu'elle honorait de sa confiance : « Oui, j'aimerais mieux me faire clouer aux murs du château, que de nous réfugier à l'Assemblée. »
— « Quoi! monsieur, dit la Reine à Rœderer, sommes-nous totalement abandonnés? Personne n'agira-t-il en notre faveur? »
— « Madame, je le répèle, la résistance est impossible. Voulez-vous donc vous rendre responsable du massacre du Roi, de vos enfants, de vous-même, en un mot des fidèles serviteurs qui vous environnent? »
— « A Dieu ne plaise! répondit la Reine. Que ne puis-je, au contraire, être la seule victime! »

Pressé par ces considérations, le Roi, surmontant son extrême répugnance, consentit à se réfugier à l'Assemblée.
« Donnons, dit-il, celte dernière marque de notre amour pour le peuple. »
A l'instant, Sa Majesté ordonna que les portes du château fussent ouvertes, et qu'on s'abstint de toute hostilité.
Louis XVI a donc quitté le palais des Rois! Il l'a quitté pour jamais! Et dans quel lieu alla-t-il chercher la sûreté! Quelques serviteurs fidèles entourèrent la famille royale.
Sa Majesté se flattait encore de voir les rassemblements des sections se déclarer pour elle. A sa sortie du château, on lui rapporta que, dans la plupart, les gens qui pensaient le mieux se retiraient pour aller garder leurs maisons et leurs familles ; que partout les Jacobins avaient pris un tel ascendant, qu'ils forçaient les partisans mêmes de la cause du Roi de se joindre à eux pour le combattre. En traversant la terrasse des Feuillants, la famille royale fut insultée par la populace. A bas le tyran! la mort! la mort! criait-elle avec fureur.

Le Roi arriva enfin à la salle de l'Assemblée. Il monta à l'estrade du président, et, debout à côté de lui, il dit :
« Je suis venu ici pour éviter un grand crime, et je pense que je ne saurais être plus en sûreté qu'au milieu de vous, messieurs. »
— « Vous pouvez, Sire, répondit le président (Guadet), compter sur la fermeté de l'Assemblée nationale : ses membres ont juré de mourir, en soutenant les droits du peuple et les autorités constituées. »
La Reine, Monsieur le Dauphin, Madame Royale et Madame Elisabeth, parvenus avec peine à la salle des séances, avaient pris place sur le banc des ministres. Le Roi fut accompagné de ses ministres, au nombre de six, et de MM. le prince de Poix, le duc de Choiseul, les comtes d'Haussonville, de Vioménil, d'Hervilly, de Pont-1'Abbé, le marquis de Briges, le chevalier de Fleurieu, le vicomte de Saint-Priest, le marquis de Nantouillet ; MM. de Fresnes et de Salaignac écuyers de main du Roi, et Saint-Pardoux,écuyer de main de Madame Klisabelh. La marquise de Tourzel accompagnait Monsieur le Dauphin.

Quelques moments après, le Roi et sa famille furent conduits dans une loge destinée au rédacteur d'un journal intitulé le Logographe. La princesse de Lamballe et la marquise de Tourzel y entrèrent avec eux. Là, vint les rejoindre une partie de ceux qui n'avaient pu les suivre. Des gentilshommes, en habit de gardes nationaux, se mirent en faction à la porte du Logographe. Le plus grand nombre des personnes de la cour et du service était resté au château. Après le départ de la famille royale, la princesse de Tarente, la marquise de la Roche-Aymon, dames du palais de la Reine, et Mademoiselle de Tourzel, se réfugièrent dans la chambre à coucher du Roi : on y remarquait aussi les dames Thibaud, Neuville, Hrunier, Navarre, Basire1, ainsi que plusieurs autres personnes dont nous n'avons pu conserver les noms. Toutes, en ce moment, faisaient preuve d'un courage proportionné à la grandeur du danger.

A neuf heures, un coup de mousquet, tiré de la cour sur le château, fit voler quelques éclats de pierre. Soit par une suite naturelle de la provocation du dehors, soit par le fait de gens que les factieux avaient apostés dans le palais même pour répondre à la première agression , on riposta de l'intérieur du château par plusieurs coups de fusil. Aussitôt partit de la place du Carrousel une décharge de canons ; mais elle fut ajustée avec tant de maladresse ou de précipitation, que, malgré le peu de distance, les boulets ne frappèrent que l'extrémité des toits. Ainsi s'engagea ce combat dont les suites furent si funestes.
Au bruit de cette décharge, que le Roi pouvait croire être partie du château, l'indignation se peignit sur son visage.
« J'ai défendu de tirer, » s'écria-t-il.
Cette défense, écrite de la main du Roi, avait été remise à un officier suisse (le baron do Durler). A l'instant, un second ordre fut expédié. Le Roi enjoignait aux Suisses d'évacuer le château, et à leurs chefs de se rendre auprès de lui. Un courrier alla, en toute diligence, au-devant d'une division de gardes suisses qui venait de Courbevoie, et lui porta l'ordre de rétrograder.
En même temps, la Reine chargea un gentilhomme de rallier quelques gardes nationaux de bonne volonté, de courir avec eux au château, et de délivrer les dames et autres personnes qui y étaient enfermées : aucun garde national ne voulut partager l'honneur de cette périlleuse commission. Aux premiers coups tirés du château, les assaillants effrayés se dispersèrent; ils se précipitèrent, par la porte royale, dans la place du Carrousel ; les canonniers abandonnèrent leurs pièces : en un moment les cours furent évacuées ; le pavé fut couvert de fusils, de piques, de bonnets de grenadiers, d'armes de toute espèce. Mais les fuyards, voyant que la force armée était peu nombreuse, qu'il y avait même de la division parmi la garde nationale, et qu'on ne les poursuivait pas, reprirent bientôt courage, et revinrent à la charge.
Le canon tonna à coups redoublés ; le feu éclata dans les bâtiments qui fermaient et séparaient les cours du palais ; de toutes parts retentissaient l'explosion de la mousqueterie et le choc des armes.
Enfin la populace fondit, avec tout l'avantage de sa masse, sur les entrées du château : elle y pénétra, elle y porta le carnage. Les corridors, les appartements, les moindres réduits, furent arrosés de sang et encombrés de cadavres.
La cruauté des assassins épuisa sur leurs victimes tous les genres de tortures. La populace, toujours atroce quand elle triomphe, fit à peine grâce à quelques-uns des habitants ou employés du château. La mort frappait de toutes parts.
Un grand nombre de soldats suisses, traînés à la place de Grève, y furent massacrés : on égorgea dans leurs loges les suisses des portes. La plume se refuse à décrire les outrages infâmes qu'exercèrent des hommes, et même des femmes, sur les cadavres des victimes. Ces barbaries ne suffirent pas à la rage du peuple : plusieurs logements dépendants du château furent pillés ou brûlés.
La maison de M. de la Borde, ancien premier valet de chambre de Louis XV, fut réduite en cendres.

Mémoires des dernières années du règne et de la vie de Louis XVI, par François Hüe

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